"Désirant et sidérant, si possible..." dit-elle.


"Désirant et sidérant, ...si possible !" dit-elle.

samedi 16 décembre 2023

"Les lointains" / Jean-Cristophe Belleveaux

 

 

 

  Un nouveau texte de Jean-Christophe Belleveaux, "Les lointains", vient de paraître aux éditions Faï fioc. Mais qui sont-ils vraiment, "ces lointains" ? Jean-Christophe Belleveaux dit que ce sont "guenilles de géographie, morceaux de l'être, éparpillements".

De fait nous voyageons dans le recueil, ici, là, dans l'espace et le temps, de Thaïlande en Erythrée, croisant des longitudes 1 et 2, une dérive des continents, des ailleurs, et des années.                     Nous entrons avec beaucoup de précaution dans un territoire intérieur où vivre est un étonnement, et vieillir une drôle d'histoire. 

Voir, écouter, sentir tout ce qui existe, sous nos yeux, est sans doute ce que le poète considère être la seule façon d'honorer le vivant. Aimer ce qui est et qui restera, les arbres, les paysages, la mer et le vent, et tous les êtres qui ne sont plus, demeurés quand même en lui, les parents d'avant ses enfances, cette année 58 et le labeur des hommes aux usines et à la terre, ses compagnons de route aussi, ses nourriciers du verbe. Puisqu'il écrit. 

J'écris dans ce qui pourrait être un poème, le cheval supposé qui rejoint le moule de sa dernière posture, j'écris la route bordée de platanes, les bicyclettes Peugeot, j'écris la terre qui rudoie les hommes et les nourrit, l'usine et ses cheminées, j'écris les salaires insuffisants.... Je n'ai presque rien à raconter mais je ne peux me détacher de la page. Les mots voudraient dessiner encore l'acier qui résonne, l'usine comme un ogre, les chevaux morts, les oiseaux qui ne savent rien.

 Jean-Christophe Belleveaux se souvient. La mort est effrayante. Alors, tant qu'il est encore temps, il faudra être, vivre et être, non assujetti au médiocre et à la ténèbre. 

 Point de frein : souffle sur la braise, mords, ose le sourire et le cri

Il va falloir marcher dans la neige, marcher Vers des hasards fabuleux et griffer mes nerfs Ouvrir les tenailles de la journée ouvrir Quelque chose ou pas c'est affaire de paupières La grise majesté des nuages cavale Vers quelque point cardinal je fume en silence Las ! Las ! les vieilles lois mordent dedans ma chair Que viennent des vents qui renversent les enclumes Quoi suffit ? Je veux moi une vie de trappeur Rien ne suffit ni l'océan ni l'envergure Je verse dans mon verre de l'encre du vin La peur atroce et la féroce liberté

 Le recueil de Jean-Christophe Belleveaux a parfois des accents peréquiens. Il cite des lieux, il associe une musique à un vin dans ses 9 poèmes à lire dans les collines, il nomme comme autant de petits haïkus autour du mot table ce qui a lieu autour, de ciels, de chiens, de bruits, 19 mouvements très ordinaires et précieux. 

table / là / présence incontestable / table de jardin / les cerisiers du voisin penchent

Table / sur laquelle je pose mes deux coudes / me penche au-dessus du carnet / puits / enfin où sombrent les questions

Tout tenter de saisir ce qui a lieu, puisque tout signifie. Quelque chose de soi. 

Ce sont de mini-scènes de vie, comme dans le beau texte La pluie,  

Cela  dégringolait, rebondissait, ravinait les plates-bandes et les allées ; ce bruit terrible vous enroulait dedans sa cape et vous étiez un petit enfant. 

des moments notés comme dans un journal du Puerto Barrios J'ai, j'ai, j'ai quoi ? 

J'ai les oreilles pleines de sirènes de paquebot...J'ai un sacré courage : descendre de la terrasse en bois au-dessus du cinéma... J'ai l'hésitation du bègue l'écriture qui titube pour finir les bras en croix tels les empereurs borrachos de Puerto Barrios 

des incidents peut-être comme autant de  contemplations articulées en textes qui interrogent le langage. Car comment dire la beauté et la peur ? La nostalgie  et le compte à rebours ? Comment se rejoindre dans le mouvement des choses où les pensées vacillent ? 

Dans la longue attente, tout importe : la présence en pointillé d'une tourterelle , pfft, elle est envolée, mon cœur bat, serré d'une angoisse ténue, une poignée de secondes à mettre dans un écrin 

Y'a -t-il dans la langue une région quiète, un rivage où s'étendre, le souffle délivré, le corps à l'air accordé     

Voilà, les choses se tiennent là, près de soi et en soi, toutes concrètes, nichées au creux des mots qui ne trichent pas. Les livres et les mots peuvent sauver, et je serais prête à parier que Jean-Christophe Belleveaux l'a été à un moment de sa vie. A l'heure des écrans et l'âge venant, on en sait mieux la puissance et la nécessité.

Le texte qui ferme le recueil est un long poème en forme de "je me souviens", qui égrène les noms de disparus, où Franck Zappa voisine avec Clovis 1 roi des Francs, Eva Braun et Rimski-Korsakov, la contesse de Ségur, Lady diana et Mata Hari. C'est une évocation de nos années de jeunesse et l'inventaire d'un temps passé quand la vie allait, quand maman n'était pas morte, ni l'oncle, ni le fils du voisin, ni la petite chatte noire et blanche. Mort mort mort  ! tous morts !  Et nous bientôt, enfermés pareillement dans un nom au bas d'une liste. Nous tous, les enfants vieillis que nous sommes, à se demander étonnés et têtus

qu'est-il advenu de l'été (les folles graminées, l'enfance) qu'ai-je fait de mon corps, et cette obligation de séjour inquiet ?


Je n'y comprends rien de rien de rien,

merci,

de rien,

merci. 

 

Avec "Les lointains", Jean-Christophe Belleveaux signe un  très beau recueil.  Merci la vie !